Textes

Article de Camille Tallent, Les images à la carte de Thibaut Kinder, Fisheye magazine #35, mars 2019

Ce petit objet, miniaturisé à l’extrême, avait déjà à sa naissance quelque chose de rétrofuturiste. Fruit de l’alliance des géants de l’électronique Panasonic, SanDisk et Toshiba, la carte SD (pour Secure Digital) voit le jour à l’aube du siècle nouveau, en janvier 2000. Comme un bon samaritain, elle nous accompagne depuis dans toutes nos pérégrinations numériques : appareil photo, caméra, smartphone… et nous offre un espace de stockage toujours plus grand qui nous permet d’accumuler frénétiquement nos souvenirs en images.

En collectant des cartes SD trouvées sur les marchés aux puces et sur internet, Thibaut Kinder apporte un second souffle à ces images sans propriétaires, négligées par de nombreux intermédiaires. Des clichés qu’il met d’abord en lumière en les diffusant sur Tumblr, « car le médium numérique en découlait naturellement », précise le collectionneur-éditeur. En juin 2018, il publie An Egyptian Story avec Lendroit éditions. Des 14000 clichés extraits de 14 cartes SD, il ne sélectionne que 65 images, soit « moins d’un pour cent de la matière récupérée », souligne Thibaut. Car à y regarder de plus près, le volume de sa collection donne le vertige: elle compte à ce jour environ 180 000 images. En archéologue compulsif, la loupe et la brosse ont été remplacées par Disk Drill, un logiciel de récupération de données. Mais la tâche à laquelle Thibaut Kinder s’attelle n’en est pas moins laborieuse. Il observe les images une à une et choisit à l’instinct la pépite qui, assemblée à une autre, fera naître une histoire. Comme le facteur Cheval (1836- 1924) sélectionnait, pour édifier son palais idéal, une pierre plutôt qu’une autre, pour la beauté intrinsèque de celle-ci et pour le futur qu’elle laissait présager dans son ajustement avec les autres. Un travail d’editing qui découragerait bien des éditeurs photo.

Après cette étape de sélection, minutieuse et chronophage, Thibaut Kinder se fait antiquaire pour restaurer et recadrer ces images qui deviennent, au fur et à mesure, un peu les siennes. Quintessence d’un phénomène actuel – celui du réemploi de la matière photographique et de l’image vernaculaire –, la méthode de création de Thibaut Kinder, au-delà de son aspect organique, s’apparente à celle de l’art brut. Si des artistes comme Richard Prince, Martin Parr ou Erik Kessels ont démocratisé cette pratique « appropriationniste » en photographie, la singularité de Thibaut Kinder réside dans l’élagage d’une énorme base de données, ainsi que dans la sensibilité instinctive de l’organisation de sa synthèse. Chaque image devient un fétiche qu’il met en scène comme une icône, sur un blog, dans un livre ou dans le cadre d’une exposition. Le passage du fichier numérique au livre, Thibaut l’explique – comme beaucoup d’artistes qui se tournent vers l’édition – par une volonté d’arrêter le flux incessant des plateformes immatérielles au profit d’un médium tangible. Le livre, par la liberté de son format et de son séquençage, redonne aux images une forme et une narration nouvelles dans une enveloppe prestigieuse. L’histoire que Thibaut Kinder raconte avec sa nouvelle série Seen prend son origine dans une sorte d’Emmaüs américain de l’État du Wisconsin. Si les images ont été importées des États-Unis via eBay, rien n’indique qu’elles ont été prises dans cette localisation précise. Néanmoins, les photographies qu’il en retient nous emmènent bel et bien sur une piste paumée du Midwest : croix chrétienne, baseball, cowboy et zone pavillonnaire dressent un portrait bien en phase avec un territoire. Aboutissement de 85 cartes SD riches de plus de 20000 photos, Seen est une chronique photographique d’où se dégage une poésie troublante. La mauvaise qualité de certains clichés participe au récit, comme cette carcasse d’animal dont la faible définition du fichier et l’horodatage (association de la date et de l’heure) sont les seules indications qui l’accompagnent. L’artiste ponctue sa série d’images dégradées, des glitchs (défaillances électroniques) abstraits, synonymes de perte. Elles évoquent à elles seules la pratique de Thibaut Kinder, celle d’une image abandonnée qui a perdu son origine et se désagrège lentement.


Texte de Sébastien Leseigneur, commissaire associé au Centre de la photographie Genève, 2017

Aujourd’hui, la nature de l’archive photographique intéresse un nombre croissant d’artistes. Face au tsunami visuel produit quotidiennement, de plus en plus de producteurs d’images deviennent des espèces d’archivistes- éditeurs.

Penser, classer et redistribuer devient alors l’enjeu même du travail. Acteur et spectateur de la culture visuelle, l’imageur porte une observation minutieuse et un humour subtil à des détails visibles dans les images. Il interroge le potentiel des médias et fait flirter la photographie avec les limites du visible.

L’approche de Thibaut Kinder n’est pas si éloignée de celle de l’allemand Hans-Peter Feldmann qui déclarait en feuilletant un magazine de mode : « Il n’y a rien d’intéressant là dedans. Tout est trop évident, trop premier degré. J’aime quand il y a un peu plus de complexité. »1

Fin 2014 Kinder commence à collecter des cartes SD dans des marchés aux puces puis dans des magasins d’électronique d’occasion. Plus récemment il est passé par des recycleurs sur eBay ce qui lui permet de mondialiser ses rentrées. À ce jour il a accumulé 135 000 photos issues de ses « recovery » de plus de 100 cartes SD. Une fois passées dans un logiciel de récupération de données, les cartes révèlent leur contenu – « une vraie matière brute, toutes ne sont pas intéressantes »2 – comme le déclare Kinder qui fait aussi la comparaison avec le négatif en photographie argentique.

Dans sa jeunesse, l’artiste en a amené plusieurs des pellicules à développer, et déjà à l’époque il entretenait dans son imagination un lien avec la vie des autres, en l’occurrence celle des employés du laboratoire – « qui passent leur journée à regarder des photos d’inconnus »3 – ce qui les place d’office dans cette chaîne étrange de la vie des autres par l’intermédiaire de la photographie. Pour Kinder, il s’agit surtout de constituer un fonds iconographique à partir duquel seront réalisées des éditions et des expositions.

Arrêtons-nous un instant sur la jeune et célèbre carte SD. Car la carte Secure Digital, n’est pas seule ment la remplaçante de la pellicule photo. Créée en janvier 2000 par une alliance formée entre les industriels Panasonic, SanDisk et Toshiba, la SD est, depuis 2010, le standard de stockage pour tous les types de données numériques suite à l’abandon progressif des autres formats. Ce qui en fait le data fourre-tout idéal, que l’on va insérer à loisir soit dans les appareils photo numériques, les caméscopes numériques, les systèmes de navigation GPS, les consoles de jeux vidéo, les smartphones, ou encore les systèmes embarqués. C’est un support composite sur lequel on a tendance à oublier ce qu’on y dépose, surtout si on mixe les usages d’une même carte.

Une infime partie de la collection de Kinder est dorénavant visible sur son Tumblr, Exhumed photographs. Ce n’est pas un geste innocent que de publier sur le web une information qui sommeillait tranquillement dans les tréfonds d’une carte SD… Selon le théoricien des médias Wolgang Ernst, « l’internet n’est pas une archive, ce n’est qu’un stockage temporaire »4 . Le world wide web est simplement trop dynamique et instable pour être considéré comme un moyen de conservation durable des artefacts culturels. L’archive est maintenant une caractéristique omniprésente de la vie numérique. Plutôt que d’être supprimés, les e-mails et les autres fichiers des ordinateurs sont archivés dans le cloud. L’errance de ces informations instaure de nouveaux régimes de la mémoire, liés au temps de la machine et entrainent aussi des problématiques liées à nos vies privées, nous les utilisateurs.

Eventuellement la démarche de Kinder le plonge dans une certaine intimité. Il écarte alors ce qui est trop humoristique, personnel ou sensationnel. Il préfère se concentrer sur la force poétique d’un bouquet de tulipes devant la TV éteinte, de deux mains qui partagent une barquette de frites, ou d’un paysage crépusculaire avec beaucoup de bruit numérique. Feldmann parle de ce rapport comme en amour, quand quelqu’un vous intrigue. « On aime parfois les choses que l’on ne comprend pas, celles qui nous échappent, les images que l’on prend expriment nos désirs »5. Kinder en garde pour lui certaines, jusqu’à ce que leur ordinaire beauté retentisse.

1 Recueilli par Clémentine Mercier, Libération, octobre 2016. Voir http://next.liberation.fr/images/2016/10/28/ hans-peter-feldmann-je-ne-crois-pas-a-lapropriete-des-objets_1524991 2 Thibaut Kinder, Vice, avril 2016. Voir http:// www.vice.com/fr/article/diffuser-photosprisespar-inconnus-cartes-sd-thibaut-kinder 3 Ibid.2. 4 Wolgang Ernst, « Dis/continuities. Does the Archive Become Metaphorical in Multi-Media Space ? », p. 140. (Trad. de l’auteur.) 5 Ibid.1.